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MIGS 2013: Du AAA à l’indépendance

Déjà Novembre, et déjà le retour du MIGS qui fête au passage son dixième anniversaire. Le Sommet International du Jeu Vidéo à Montréal a eu lieu les 11 et 12 novembre derniers et a rassemblé 2000 participants, dont une soixantaine de conférenciers. Cette édition aura été marquée par les premiers post-mortem des studios indépendants montés par des vétérans du triple A, et c’est d’eux dont je vais vous parler aujourd’hui.

Montreal International Games Summit
Montreal International Game Summit

De plus en plus de développeurs issus de gros studios connus pour faire du AAA prennent le large. On pense à Hinterland, composé d’anciens de Relic et de Volition, à BlackBird Interactive par les gars de Homeworld, mais aussi à 17-BIT (Skulls of the Shogun) qui sortent d’EA, ou encore les Astronauts formés par les patrons de People Can Fly. Au Canada et particulièrement à Montréal, les studios indés foisonnent. C’est en partie grâce à l’instauration du Canada Media Fund en 2010, un organe culturel du gouvernement qui permet financer le développement de jeux jusqu’à hauteur de 1 million de dollars. Si on ajoute à cela les crédits d’impôts qui peuvent monter jusqu’à 37,5% (et dont la limite de 3 ans a récemment été abolie), je ne risque pas grand chose à prédire que le pool de studios indépendants québecois va exploser dans les années qui viennent.

Spearhead en première ligne

Spearhead, c’est la boite de Simon Darveau, un ancien d’Ubisoft Montréal à qui l’on doit des missions navales sur Assassin’s Creed 3. Il s’est entouré de 2 anciens de feu Visceral Games (une des branches d’Electronic Arts à Montréal) pour construire « le meilleur jeu coop jamais conçu ». Fondée en Octobre 2012 avec les thunes du CMF en poche, il leur a fallu environ 1 an pour sortir leur Tiny Brains sur PS3, PS4 et PC avec une équipe de 12 personnes (et de 18 prestataires).

Les débuts sont chaotiques. Simon quitte Ubisoft en Septembre avec un simple prototype sous le bras, sur lequel il itère dans le salon de l’un de ses premiers employés. Lorsque les premiers dollars arrivent, ils se mettent à la recherche de locaux (via les petites annonces) et d’employés. Il réussissent à trouver de bons programmeurs gameplay et de bons designers, mais se ratent complètement sur les artistes. Leur Direction Artistique en pâtira durant de nombreux mois. Leur seconde erreur est, de leur propre aveu, d’avoir rassemblé l’équipe trop vite au lieu d’échelonner les recrutements au fil du temps.

Dans l’intervalle, le processus de prototypage peut enfin prendre son rythme de croisière. Ils s’appuient sur UDK qui leur offre suffisamment de souplesse pour tester des ingrédients de gameplay. Capables de créer 3 à 5 situations de puzzle par jour, ils arrivent très vite à extraire leurs 3 archétypes de gameplay qui définissent les piliers pour dérouler les maps en production. Au final le jeu comptera 45 maps. Ils ont playtesté un maximum (amis, puis ex-collègues d’Ubi, puis fans Facebook) pour valider leurs choix design.

Le marketing s’est principalement axé sur leur présence dans les différents salons de jeu. Le PAX East à Boston en Avril (dont ils ont décidé d’y aller environ 2 semaines plus tôt), l’E3 en Juin et la PAX Prime à Seattle. Aller à l’E3 coûte extrêmement cher si on n’a pas de publisher (lisez d’ailleurs le billet du boss de Larian à ce sujet). Pour accélérer la traction, ils décident de mentir et d’annoncer à l’E3 que Tiny Brains sera une exclu PS4, Sony n’ayant pourtant pas encore signé le deal. La couverture presse a eu comme effet d’accélérer les négociations et c’est comme ça que Spearhead a reçu ses devkits en avance.

Après l’E3 le jeu est re-chamboulé de fond en comble entre la DA définitive, le rééquilibrage des challenges, la gestion de la difficulté, etc. Certaines maps sont coupées, d’autres interverties. Quelques mécaniques de jeu passent complètement à la trappe. Ils signent avec un publisher, 505 Games, dont le rôle n’est pas très clair. J’imagine que c’est essentiellement pour avoir un emplacement sur Steam sans passer par Greenlight, ainsi que de bénéficier de son QA, des spécialistes TRCs PS3/PS4 ainsi que de ses services de localisation.

Tiny Brains sort fin Novembre sur PS3 et PS4, et mi-décembre sur PC.

[youtube width= »640″ height= »360″]http://www.youtube.com/watch?v=mu8ZyKEB494[/youtube]

Red Barrels, le hardcore bat encore

S’il y a bien un regret chez les gars de Red Barrels, c’est qu’Outlast aurait du sortir il y a deux ans et demi. Rien que ça.

Red Barrels, ce sont des anciens d’EA et d’Ubi. Les 3 co-fondateurs ont des profils complémentaires, contrairement à Spearhead: 1 artiste, 1 programmeur, 1 designer. Ils décident de monter leur structure après avoir passé 1 an sur une nouvelle IP chez Visceral Games, killée du jour au lendemain par EA. On est en Mai 2012.

Pour se lancer quand on n’a pas la souplesse d’un jeune indépendant capable de vivre 2 ans avec 10 000 dollars, il faut faire attention. Lorsque l’on a une famille à nourrir et une maison à payer, il faut définir avec minutie le budget minimal avec lequel on va pouvoir vivre. C’est la faiblesse majeure des AAA devenant indés: ils coûtent fatalement beaucoup plus cher que leurs concurrents. Philippe Morin, le programmeur, en est parfaitement conscient, et c’est pour cela qu’il vise à faire de la haute qualité avec une équipe de seniors de 10 à 12 personnes, que peu de studios seront capables d’égaler. A terme, chacun des fondateurs devra baisser son salaire dramatiquement pour pouvoir attirer ces fameux seniors.

Pour trouver des financements, les Red Barrels font feu de tout bords, ils essaient d’abord le CMF dont ils ratent la première date butoir. Et boum, ce sont 6 mois qui partent dans le vent avant la prochaine période de soumission… Ils cherchent de la thune auprès de banques et de business angels. Mais pour cela il leur faut un business plan et un support légal, pour lesquels ils n’ont aucune expertise. Ils font finalement appel à un cabinet d’avocats d’affaires, qui les guide et les aide à assembler leur BP et leur plan marketing. Négocier avec les business angels est un travail de longue haleine, qui prendra 2 mois entre le pitch initial et le début des négociations sur les termes du contrat.

Entretemps, le jeu progresse. RB décide de commencer par un Fake Game Footage (une démo pré-calculée au rendu proche du jeu final) pour donner du poids à ses différents pitchs. La démo est monté en 4 mois avec l’aide de prestataires, notamment en animation. Cela leur donne l’opportunité de discuter avec Valve et il parviennent à obtenir un emplacement sur Steam (gardez à l’idée que Greenlight n’existait pas encore). Ils discutent également avec des publishers dont THQ qui crèvera quelques mois plus tard. La nouvelle période de soumission pour le CMF arrive (Octobre 2012), ils envoient leur dossier et se font rejeter. La demande des raisons du refus prend 2 mois à aboutir. Il ne leur manquait que 50 000 dollars pour pouvoir prétendre à l’aide maximale d’un million…. Rageant.

Tout comme Spearhead, RB utilise Unreal, un moteur qui leur est bien familier. Leur premier objectif est de convertir le FGF en temps réel. Avec leur prestataire en marketing (le même que Minority Media), ils claquent 25000 dollars pour faire un trailer pour Halloween qui génère 1.2 millions de vues. Leur démo, bien trop longue avec sa durée de 45 minutes est prête en Décembre. En Février ils la coupent à la serpe pour une couverture par Game Informer, ce qui leur offre une première visibilité presse appréciable.

En Avril 2013, c’est la deuxième et dernière soumission au CMF (on est banni après 2 refus). RB a réussi à racler les fonds de tiroirs et à convaincre leurs connaissances de lâcher les 50 000 dollars manquants. Et ça passe ! La course contre la montre démarre. Ils veulent sortir en Août et il y a tout à faire ! Trouver les locaux, souscrire aux assurances, trouver un comptable, un gestionnaire de paie, commencer les recrutements… En Avril, c’est aussi la PAX East à Boston. Ils y tiennent un stand et IGN est là. Ils adorent et en font des tonnes sur leur site, font un partenariat avec PewDiePie pour la promo du jeu. Ses cris de chaton apeuré montent à 7 millions de vues. Ça attire le regard de Sony qui leur propose de financer la version PS4.

Problème: avec tous les salons, les démos, la paperasse, le jeu a du retard. Ils demandent une rallonge au CMF. En plus Sony les invite à l’E3 pour montrer le jeu, ce qui n’aide pas du tout le développement. Juillet 2013, le jeu est presque fini. Les playtests vont bon train mais les joueurs détestent la fin. Elle sera refaite de A à Z. Le jeu sort un mois plus tard. Le lancement est chaotique avec de nombreux bugs sur différentes configurations qui apparaissent quelques minutes après la publication sur Steam. Le jour du lancement les développeurs débuggent jusque 4 heures du matin.

Si c’était à refaire, Morin est convaincu qu’avec seulement quelques centaines de milliers de dollars et le Steam Agreement il était possible de sortir le même jeu en 6 mois. Le temps nous dira si leur prochain titre sera capable de répondre à ce vœu pieux.

Outlast est disponible sur PC depuis cet été. Un DLC est prévu ainsi qu’un portage sur PS4 pour cet hiver.

[youtube width= »640″ height= »360″]http://www.youtube.com/watch?v=ZkSydla4sxo[/youtube]

Plourde, l’alternative confortable

Patrick Plourde lui, a choisi d’éviter les emmerdes et de directement pitcher son studio projet à Ubisoft Montréal. Mais il insiste fort sur le fait d’avoir attendu de gagner suffisamment de poids au sein de l’entreprise avant de faire sa proposition à Yannis Mallat. Ça passe par plusieurs productions à gravir les échelons un par un, à se faire reconnaitre par ses pairs et sa hiérarchie. Si vous détestez ce genre de jeu alors Plourde vous conseille de partir et fonder vous-même votre structure.

L’avantage indéniable, c’est que toute la paperasse devient virtuellement inexistante. Exit les demandes en 50 exemplaires pour obtenir le CMF, dehors les prises de têtes avec les investisseurs qui ne veulent pas vous lâcher du pognon, aux oubliettes les stratégies foireuses pour chasser du follower sur Twitter, l’équipe de Child of Light peut se concentrer à 100% sur le jeu. Même le recrutement est plus simple, puisque 10% de la masse salariale d’Ubisoft Montréal est en « inter-projet » (c’est à dire entre 200 et 300 personnes !). Plourde reconnait aussi que son jeu à petit budget a eu beaucoup de succès en interne et il n’a eu aucun mal à rassembler son équipe.

Tout cela est bien beau mais il reste tout de même à prévoir un budget « raisonnable » (que j’estime à 3 à 4 millions pour 20 développeurs pendant 2 ans) capable de convaincre les pontes d’Ubi qu’en cas d’échec,  ça n’est pas si grave. Évitez donc d’être trop ambitieux… Le choix de la technologie se limite aussi aux moteurs développés en interne. Child of Light s’oriente vers l’UbiArt Framework, et bien que le rendu soit extraordinaire, la documentation du moteur et son support laissent à désirer.

Les désavantages sont évidents. L’IP ne vous appartient pas. En cas d’échec commercial vous serez peut-être dans l’obligation de retourner faire du triple A standard. En cas de succès, vous ne toucherez qu’une fraction des bonus escomptés; vous pouvez également être certain que vos supérieurs prendront la barre en vous disant que le jeu c’est beaucoup-trop-sérieux-pour-être-laissé-à -un-amateur-dans-votre-genre. Et bien sûr vous pouvez passer à la trappe si la boite va mal et doit se restructurer économiquement.

Child of Light sort l’année prochaine sur à peu près toutes les plateformes respectables (donc pas sur Ouya)

[youtube width= »640″ height= »360″]http://www.youtube.com/watch?v=zXBbB4sfEpQ[/youtube]

Pour aller plus loin:

10 réponses sur « MIGS 2013: Du AAA à l’indépendance »

Nice! je suis très étonné par le chiffre d’inter-projet. Je pensais que ca ne dépassait pas les 3/5%. Sur des projets de 2ans et + , c’est plus facile de gérer les plannings.

C’est une stratégie à double tranchant. Mettre au placard ses développeurs permet à Ubi Montréal de conserver ses subventions (ils ont un contrat avec le gouvernement du Québec qui les engage à atteindre les 3000 employés d’ici 2015), mais en même temps ils les paient à rien foutre :]

Je crois que ça n’est pas dans la culture d’entreprise de faire ce genre d’initiatives (c’est le même problème avec EA, Warner et Eidos d’ailleurs).

Merci beaucoup, superbe article !
Tu as des sources pour les 20 personnes engagées sur Child Of Light, ou tu avances ça à l’oeil ? Je trouve ça assez gigantesque pour ce que le trailer donne à voir. Après peut être que le jeu dure une vingtaine d’heures …

channie a dit :
Je crois que ça n’est pas dans la culture d’entreprise de faire ce genre d’initiatives (c’est le même problème avec EA, Warner et Eidos d’ailleurs).

😐 Tout ce potentiel d’innovation.
Merci pour le résumé.

C’est vachement plus clair quand tu fais des vrais phrases :]

Je crois que ça n’est pas dans la culture d’entreprise de faire ce genre d’initiatives (c’est le même problème avec EA, Warner et Eidos d’ailleurs).

FC:Blood Dragon est pourtant bien né comme ça non ?
Et puis vu la quantité de cut/reboot inconnus de l’extérieur, ça m’étonnerait pas qu’ils aient tenté des trucs passés à la trappe très vite.

retmia: une recherche sur Linkedin retourne 19 résultats (je n’étais donc pas loin !). Dont 7 programmeurs, 3 designers, 3 artistes, 1 producer, 1 DT, 1 sound designer, 1 gars pour les TRCs et 2 marketeux. Les effectifs montent vite en règle générale, surtout quand tu n’as qu’un pool de spécialistes sous la main (puisqu’issus du triple A). Tu te retrouves avec un prog pour l’IA, un autre pour le gameplay alors qu’avec un bon généraliste tu pourrais fusionner les deux.

Touky: Je me demande comment les deux sont liés vu qu’ils sortent dans la même intervalle (ou à peu près).

A Ubi Montreal, y’a au contraire pas mal d’initiatives pour limiter l’oisiveté en intercontrats. Et puis si on réfléchit 2 minutes, qui, dans le JV, aime être payé à rien faire? Il me semble qu’en effet, FC3BD et quelques features d’AC3 ont été prototypées en intercontrat.

Pareil à Ubi MTP d’ailleurs, on a par exemple 2 jeux en prod qui ont été créés pendant une forte période de creux.

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